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Dossier : Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty – L’énigme d’Hideo Kojima

6 octobre 1998.

Dans les studios de développement de Konami à Tokyo, Hideo Kojima a une nouvelle à annoncer à son équipe. Cette dernière, pensant se reposer après la sortie sur PlayStation de Metal Gear Solid un mois plus tôt et préparant l’arrivée de celui-ci pour le 22 octobre aux États-Unis et début 1999 en Europe, ne s’attendait sûrement pas à devoir rempiler aussi vite. Pourtant, Hideo Kojima, en ce jour précis, décida de donner suite aux aventures de Solid Snake.

Directions multiples

Si la décision est prise, une chose est sûre, Kojima lui-même à ce moment précis ne sait pas encore dans quelle direction aller « Je n’avais pas réellement de plan. Mais une fois Metal Gear Solid sorti et étant acclamé par la critique, j’ai émis la possibilité de faire une suite. Dès novembre 1998, nous avions décidé de faire le jeu à destination de la future génération de console de Sony » sur PlayStation 2 donc.

Kojima himself, époque Metal Gear Solid 2

Les semaines suivantes, Kojima se décide à écrire un premier plan du jeu. Et dès les premières lignes, les idées fusent, dont une assez étonnante. La suite de Metal Gear Solid ne sera pas l’épisode 2, mais… le troisième. Le chiffre III apparaîtrait en signe romain pour représenter les gratte-ciels de Manhattan. New York, donc, est en première apparence le nouveau terrain de jeu de Solid Snake après le froid mordant de l’Alaska. Écrire une première esquisse de scénario fait partie intégrante du processus créatif de Kojima « Je commence toujours par l’intrigue principale. Je construis ensuite un squelette de l’histoire ce qui me prend 2 à 3 mois. Je transforme ensuite ce squelette en script. C’est un processus continuel. Je montre le script à l’équipe et l’on voit ensemble ce qui peut être fait ou non d’un point de vue technique ou ludique ».

Le cinéma hollywoodien a toujours été un élément majeur dans les créations d’Hideo Kojima. Petit déjà, son père et lui nourrissaient leurs imaginaires de films américains. Le langage visuel, les codes de ces longs-métrages furent assimilés par le créateur de jeu-vidéo japonais, n’hésitant pas à y multiplier les références autant que faire se peut. Dans la saga Metal Gear certes, mais aussi dans d’autres de ses œuvres comme Snatcher et Policenauts où il n’est pas impossible de voir des références à Terminator, Blade Runner ou encore plus surprenant, L’Arme Fatale. Comme le dit si bien Kojima lui-même « Mon corps est composé à 70 % de films ».

Gregson-Williams en session d’enregistrement

La partition américaine

Le fait de devoir cibler l’action sur le territoire américain apporte une autre idée, doter le futur jeu d’une bande son digne d’un long-métrage hollywoodien. Alors qu’Hideo Kojima et Kazuki Muraoka (compositeur chez Konami) sont au cinéma et regardent le film Un tueur pour cible, réalisé par Antoine Fuqua avec Chow Yun-Fat, ils sont frappés par la qualité des compositions ornant la bande originale. Ils attendent le générique de fin pour connaitre le nom de celui ou celle qui est derrière cela. Et la réponse fut Harry Gregson-Williams « Je me suis tourné vers Muraoka et je lui ai dit, c’est le type qu’il nous faut » assure Kojima.

Gregson-Williams est un compositeur anglais exilé aux États-Unis où il est devenu l’apprenti d’un très grand nom de la musique de film, Hans Zimmer. Hideo Kojima, après avoir commencé à tracer les grandes lignes de son prochain Metal Gear Solid, décide en novembre 1998 de rentrer en contact avec lui. Gregson-Williams raconte la suite « J’ai appris qu’Hideo Kojima, qui était aux prémices de son projet, souhaitait que la bande sonore ressemble à la musique d’un long-métrage. Il voulait un compositeur de film, mais ne savait pas lequel. Un soir, il a été voir Un tueur pour cible pour lequel j’avais écrit la musique. La première fois que j’ai entendu parler du jeu, c’est en recevant un paquet plutôt intrigant du Japon contenant un CD de divers morceaux de mon travail. J’étais curieux, j’ai répondu et c’est là que tout a commencé ».

Si c’est bien sur PlayStation 2 que doit arriver le jeu, problème, Sony ne peut fournir une fiche technique de la machine et encore moins des kits de développement. Qu’importe, l’équipe de Kojima décide de faire des tests de motion capture afin d’être prête le moment voulu. Mais plus significatif encore, créer un premier personnage avec un nombre de polygones plus important que dans Metal Gear Solid. Si l’évidence aurait voulu que Solid Snake ait les honneurs d’être modélisé de cette manière, ce ne sera pas le cas. Il s’agit de Mei-Ling, l’analyste de données apparue dans le précédent volet. Enfin apparue est un bien grand mot, puisqu’elle n’était visible qu’en 2D dans les phases de discussion par Codec avec Solid Snake. Sa modélisation est plutôt impressionnante en comparaison de ce qui était visible dans Metal Gear Solid. En effet, les personnages principaux n’avaient ni yeux, ni bouche pour s’exprimer. Ils se contentaient de hocher la tête afin de produire l’illusion d’exister. Mei-Ling, en contraste, a de grands yeux expressifs et affiche un large sourire. Naomi Hunter, autre personnage visible qu’en 2D, bénéficie du même traitement en se retrouvant elle aussi modélisée en 3D.

Mei-Ling avec un nombre de polygones à faire pâlir une PlayStation.

Premiers coups de pinceau

Janvier 1999.

Afin de ne pas laisser les personnes n’ayant pas joué au premier Metal Gear Solid dans la panade, un résumé en est rédigé par Hideo Kojima. Intitulé « In the Darkness of Shadow Moses » et virtuellement écrit par Nastasha Romanenko (un personnage féminin aidant Snake par codec dans le précédent épisode), ce condensé sera disponible dans le futur jeu. À la même période, un autre employé de Konami commence lui aussi à travailler sur la nouvelle aventure de Solid Snake. Il ne s’agit ni plus ni moins de Yoji Shinkawa, illustrateur de talent qui à lui seul avait dessiné l’ensemble des personnages du précédent épisode.

Sous les indications d’Hideo Kojima, Shinkawa commence à œuvrer sur Solid Snake. Le héros de la saga doit paraître légèrement plus vieux et un peu plus bourru que dans sa précédente mission. Barbe naissante, cheveux un peu plus longs, bandana en évidence, celui dont le vrai prénom est David reste malgré tout reconnaissable entre mille. Sa tenue est aussi entièrement modifiée. Grise, extrêmement moulante, avec genouillères et coudières, pistolet anesthésiant, ensemble apparemment indispensable pour s’infiltrer dans un silence total. Mais de passer de la PlayStation 1 à 2 avec la possibilité d’avoir des modèles 3D beaucoup plus expressifs change la manière de travailler de Shinkawa « Pour MGS, j’ai intentionnellement travaillé sur des illustrations qui font appel à l’imagination. C’était à cause des limitations de la PS1. Au début de MGS 2, j’avais adopté la même approche. Cependant, nous avons modifié notre manière de faire pendant le développement et avons décidé d’ajouter des expressions faciales. Avant, je ne pouvais travailler qu’au pinceau. Mais avec cette nouvelle approche, je devais travailler sur des expressions plus subtiles du visage. L’ajout de grands traits fins dans le dessin est devenu nécessaire, mais a rendu le processus de création beaucoup plus difficile ».

Shinkawa au sommet de son art.

Un nouveau personnage foudroyant

Sauf qu’un imprévu va arriver et modifier la suite des événements. Pour ouvrir la saga Metal Gear Solid à un autre public que celui du mâle ado ou adulte, il n’y a qu’un pas à franchir, mais de manière inattendue comme le raconte Shinkawa « Quand des débogueurs et des testeurs jouaient au premier MGS, un des commentaires qui revenait le plus souvent était qu’il n’y avait que des personnages bourrus et vieux à voir dans ce jeu. Je pense que M. Kojima a très bien entendu ces remarques. Car dès la fin de l’année 1998, il a laissé entendre que nous devrions intégrer un jeune homme plutôt beau dans le jeu suivant. Pour être honnête, je pensais qu’il plaisantait ». L’histoire raconte même qu’Hideo Kojima reçut une lettre d’une femme qui lui écrivit que si Snake était vraiment le héros du prochain jeu, alors elle ne l’achèterait pas. Impossible de modifier les traits physiques très marqués de Snake, la solution est peut-être… De bâtir un autre personnage principal ? Le 12 février 1999, Hideo Kojima se décide à créer un héros jouable aux antipodes de Solid Snake, un certain Raiden.

Jack de son vrai nom, est très clairement pensé pour évidemment plaire aux femmes japonaises. Grand, mince, jeune, les cheveux longs, blonds, plus communément appelé un éphèbe ou bishonen (joli garçon) en japonais. Faut-il encore pouvoir l’intégrer dans cette suite sans qu’il produise l’effet d’être un ajout de circonstance. Cela tombe bien, Kojima a de grands plans pour son nouveau poulain « Je voulais faire quelque chose de totalement différent en introduisant ce nouveau personnage. Ce fut une décision assez drastique, mais j’ai pris cela pour un défi de détruire ce qu’il y avait dans les précédents volets et de reconstruire par-dessus ». En ce qui concerne le chara-designer Yoji Shinkawa « Raiden devait être un individu unisexe et il fallait pour les joueurs masculins et féminins que son apparence ne soit pas un obstacle ».

Raiden, mais encore loin de sa version définitive

Au rayon des anecdotes sur ce personnage, s’il est blond presque blanc de cheveux dans sa version définitive, Kojima l’avait imaginé brun. Si Raiden est son nom de code, il a réellement failli s’appeler Raiden Brannigan au lieu de Jack. Pour comprendre l’obsession de Kojima pour la symbolique des choses, Raiden est le nom d’un avion de chasse de l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, le Mitsubishi J2M Raiden. Avion nommé par les forces alliées un « Jack ». Pour finir, Yoji Shinkawa dessine Raiden de manière quasi-définitive dès le départ, n’ayant que très peu à le retoucher par la suite. À la même période sort Metal Gear Solid premier du nom en Europe. Et partout où il passe, est encensé par la critique et les joueurs à juste titre.

Que le voyage commence

Mars 1999.

Une grande nouvelle arrive pour l’équipe technique, Sony dévoile enfin les spécificités technologiques de sa PlayStation 2. Fini les quelques mois passés à créer des bribes de contenu, les programmeurs prennent connaissance du chemin à suivre. Mais toujours pas de kits de développement. Selon le scénario, le jeu doit se dérouler sur un Tanker naviguant au large de Manhattan. Et quoi de mieux que de visiter un navire en vrai, afin d’en être le plus proche possible ludiquement ? C’est ce qu’entreprit l’équipe de développement le 16 mars 1999 où beaucoup de photos furent prises afin de créer un level design en équation parfaite avec la réalité.

Deux mois plus tard, Hideo Kojima et son équipe partent en direction des États-Unis. L’une de leurs destinations, le Federal Hall National Memorial à New York, n’est pas anodine puisque devant l’édifice trône la célèbre statue de George Washington. L’un des pères fondateurs des États-Unis, l’un des principaux auteurs de la constitution américaine, homme qui a voulu transmettre aux générations futures un idéal de paix. Transmettre, un mot qui est ni plus ni moins que le pilier central de ce futur Metal Gear Solid.

George Washington prête également son nom à un pont qui traverse l’Hudson River. Ce lieu sera par ailleurs l’endroit où apparaîtra pour la première fois Solid Snake, de nuit, sous une pluie battante. Il finira par sauter attaché par des câbles du pont, pour arriver directement sur le tanker naviguant en dessous.

Pour finir, une visite symbolique dans un poste de police new-yorkais, où Yoji Shinkawa est invité à enfiler une tenue de démineur. De cette expérience est né l’un des boss du futur jeu, un plasticien fou du nom de Fatman. Ce voyage est aussi l’occasion pour Hideo Kojima de rencontrer une personne étonnante, un certain Kyle Cooper.

J’en connais un qui fait moins le malin.

Emouvoir dès l’introduction

Kyle Cooper est très proche du cinéma américain. Avec sa société Imaginary Forces, il est reconnu pour une particularité dans son travail, réaliser des génériques d’introduction de films. Et Kojima, afin de se rapprocher le plus d’une fusion parfaite entre cinéma et jeux vidéo, décide d’en vouloir un pour son futur jeu. S’il est difficile de savoir ce qu’il a bien pu se dire lors de cette rencontre, Kyle Cooper accepta « Il m’a appelé afin de mettre en place une réunion à Los Angeles pour me demander de réaliser la séquence d’introduction. Pour en faire une bonne, il faut qu’elle vous engage émotionnellement. Mettre la liste des acteurs à l’écran n’est qu’un aspect de la chose. Obtenir une réaction en est une autre. Parfois, faire rire le public ou même lui faire peur peut être accompli par une bonne séquence d’ouverture ». Le thème principal du générique est la transmission. D’abord avec des mots gravés dans la pierre, puis sur du papier et enfin altérés en fichiers informatiques. En définitive, il s’agit de montrer comment s’est transmis le savoir au fil du temps. S’ensuivront d’autres scènes, notamment une séquence ADN reliée par des serpents qui finiront par se détacher, afin de démontrer qu’il est possible de transmettre à ses descendants autre chose qu’un patrimoine génétique, mais aussi d’une certaine manière, de s’en libérer.

Quelle horreur, next.

Tout le monde est réaliste

Retour au Japon pour toute l’équipe et enfin arrivèrent le 2 juin 1999 les tant attendus kits de développement PlayStation 2. Kazuhiko Uehara, un haut membre de l’équipe de Kojima ne mâche pas ses mots en déclarant qu’il n’a jamais cru aux allégations de Sony, surtout quand est annoncé que la PlayStation 2 était une machine de rêve grâce à son Emotion Engine. « Honnêtement, nous ne nous sommes pas laissés dépassés par notre imagination, par des choses qui ne pouvaient être réalisées » dit-il. Commencent alors de nombreux tests techniques, mais aussi partiellement de création de personnages et de décors.

Surprise, dans un premier temps il est décidé que le jeu soit réalisé… en Cel shading ? En effet, des tests sont réalisés sur Solid Snake pour coller au plus proche des illustrations de Yoji Shinkawa. Le résultat, une purée de textures assez immonde, il faut l’admettre, a dû achever l’équipe technique d’emprunter cette direction.

Un essai plus concluant est réalisé sur le modèle 3D de Mei-Ling datant de quelques mois. Pourtant, c’est vers un style visuel ultra-réaliste que va finalement se diriger le jeu.

Metal Gear Solid premier du nom, marqua les esprits par un réalisme détaillé des armes à feu, de leurs utilisations, mais aussi par des postures à prendre sur un champ de bataille. Cela n’était possible qu’avec l’aide de Motosada Mori, conseiller militaire ayant travaillé notamment avec le gouvernement japonais à créer une cellule antiterroriste. Ce dernier accepte de travailler à nouveau avec Kojima et son équipe. Jusqu’au-boutiste, l’homme décide d’entraîner les développeurs avec des armes factices et leur apprend à s’infiltrer dans les locaux de Konami afin de visualiser au mieux des conditions réelles de combat.

Le Tanker, seulement la première partie de MGS 2

Un scénario tentaculaire

Les graphistes commencent à créer un premier modèle de Solid Snake tout en 3D. D’ailleurs, à la même période, une première version de l’histoire du jeu est écrite et devrait commencer peu de temps après la fin du précédent épisode. Revolver Ocelot est sorti vivant de la base de Shadow Moses en Alaska. Un tanker (à l’origine prévu comme étant un bombardier) nommé le Discovery est missionné pour régler un conflit en Irak. Mais Liquid Snake, revenu d’entre les morts, prend possession du navire. Un navire déjà infiltré par un certain Solid Snake. Dans la version définitive du scénario, jamais ne sera fait mention de l’Irak. D’autres passages seront supprimés et s’il est bien difficile de savoir lesquels voici ce qu’en dit Kojima « Le scénario et la fin du jeu ont été prévus dès le début. Il y a eu 2 ou 3 intrigues secondaires que nous avons dû couper. En effet, si elles étaient restées, elles auraient porté atteinte au rythme du jeu ». Parfois même, des morceaux sont coupés, mais par contrainte technique « Il y avait quelque chose que je voulais faire, mais je ne le pouvais pas. Au lieu d’avoir juste Ocelot contre Snake ou Ocelot contre Raiden, deux uniques personnages à l’écran, je voulais voir leur combat se dérouler au milieu d’une bataille entre deux armées où vous auriez vu 2000 soldats se battre. C’était tout simplement impossible avec la PS2 ».

Quelle drôle d’idée.

Mais Kojima et son équipe s’aperçoivent que cette histoire se déroulant dans un Tanker est beaucoup trop courte. C’est le 6 août 1999 que commence l’écriture d’un deuxième chapitre « Plant » se déroulant sur une station de décontamination marine nommée Big Shell, qui va aussi servir à introduire le nouveau personnage jouable, Raiden. Ce protagoniste voit son temps d’apparition amplement augmenté, tellement qu’il peut être considéré comme le véritable personnage principal de ce second volet.

L’idée est forte, voire d’une logique implacable dans l’esprit de Kojima « En faisant en sorte que le joueur incarne ce personnage (Raiden), il pourra voir Solid Snake sous un autre angle. Je pouvais ainsi donner plus de profondeur à Solid Snake. Il y a un rapport avec Sherlock Holmes. Ces livres sont écrits à la première personne, mais le narrateur n’est pas Sherlock Holmes, c’est Watson. Je pensais vraiment que j’étais en mesure de raconter l’histoire de Snake, mais cette fois à la troisième personne. Mais ne vous méprenez pas à ce sujet, Solid Snake est toujours le personnage principal, même s’il n’est plus le narrateur ». Bien évidemment, il serait très difficile ici de résumer les 800 pages du scénario du jeu, mais aussi de garder en réserve les nombreuses surprises que révèle l’histoire pour ceux et celles qui n’auraient pas encore eu la chance d’y toucher. À savoir que le script de base comprenait 1500 pages. Il a donc pratiquement été réduit de moitié pendant le développement.

Un point rarement abordé, mais qui aurait eu une influence directe sur le scénario, est la mort de Kaneto Shiozawa, comédien de doublage dans des séries comme Dragon Ball ou Saint Seya mais fut aussi la voix du ninja Gray Fox dans la version japonaise du premier Metal Gear Solid. Devenu proche d’Hideo Kojima, ce dernier a dû « changer ses plans » suite à la perte de son ami. Quels étaient-ils ? Ça, seulement le papa de Snake le sait…

Raiden, ou le point de rupture pour de nombreuses personnes

Fin de première année

Après le succès fulgurant de Metal Gear Solid, une sacrée surprise débarque dans les rayons pour les fans de la série en fin d’année 1999. Un troisième CD nommé Metal Gear Solid : Missions Spéciales. Au premier coup d’œil, il s’agit d’une simple extension contenant 300 VR missions. Mais sont cachés dans ce CD de véritables morceaux d’histoires. Tout d’abord des stages où il est possible d’incarner le ninja Gray Fox, mais surtout la possibilité d’admirer les modèles 3D de Mei-Ling et Noami Hunter incroyablement détaillés pour de la PlayStation. Dernière surprise, parmi un nombre important de secrets à débloquer, en finissant cette extension à 100%, apparaît une image du Metal Gear Ray, le bipède amphibie du prochain Metal Gear Solid.

Le 14 novembre 1999 est organisée une rencontre très attendue, celle d’Hideo Kojima et Harry Gregson-Williams. S’il y avait peu de doute sur sa participation, celle-ci est maintenant officielle pour l’équipe de développement. Il détaille sa manière de procéder sur le jeu « Toutes les musiques que je crée naissent des images que je regarde en composant. C’est l’une des raisons qui m’a plu dans ce projet. Parce que dans ce cas précis, je savais que je ne composais pas sur des images, mais qu’au contraire, ma musique serait posée sur des images. Je me suis dit qu’il serait intéressant d’inverser le processus pour une fois. Mais il me fallait quelque chose pour commencer à travailler. Hideo et son équipe m’ont donc décrit des bribes de scénarios et m’ont demandé d’imaginer Snake ou l’un des autres personnages dans une situation particulière ».

Missions Speciales, ou comment nous faire regretter les DLC physiques. Une véritable pépite.

L’équipe s’agrandit

12 février 2000.

Tout s’accélère subitement. Le tanker est en grande partie modélisé, Solid Snake, Raiden, et quelques gardes aussi en version non définitive. Pour que tout le monde chez Konami puisse comprendre dans quelle direction vont Kojima et son équipe, un trailer du jeu est réalisé uniquement pour un visionnage en interne. Le résultat est déjà, à proprement parler, stupéfiant. Les effets de pluie en extérieur, l’éclairage, l’intelligence artificielle, tout ce qui apparaîtra dans le futur jeu est pratiquement là, même Raiden est introduit au milieu d’une sorte d’arc électrique ressemblant à s’y méprendre à l’arrivé d’un Terminator dans le film du même nom.

S’affiche alors en large à l’écran « MGS III ». Kojima semble ne pas lâcher cette étrange idée de passer du premier au troisième épisode. Pour réaliser un jeu aussi pharaonique, l’équipe s’agrandit et atteint 70 personnes ! Jamais un titre chez Konami n’avait demandé autant de ressources humaines « Il n’est pas facile de travailler avec une équipe de cette taille. C’est comme si je me battais seul contre 70 personnes. Il y avait des moments où je voulais parler à chacun des 70 membres mais c’était tout simplement impossible. Même si quelqu’un n’était pas venu travailler, je ne m’en serais pas rendu compte » se rappelle Kojima. Le stress monte d’un cran supplémentaire, un trailer du jeu doit impérativement être montré le 11 mai 2000, au plus grand salon du jeux-vidéo au monde, l’E3.

À la face du monde

Autant dire qu’en interne, c’est légèrement la panique. Dans un premier temps, les graphistes modifient entièrement la partie Tanker. Tous les personnages sont très nettement améliorés en terme de rendus ainsi que les textures des décors qui deviennent très détaillé. Hideo Kojima, manette en main, capture ses parties de jeu pour essayer de créer des scènes d’action incroyables, mais tout ne fonctionne pas comme prévu. L’intelligence artificielle, récalcitrante, ne répond pas comme le désirerait le créateur. Une solution radicale est choisie, reprogrammer l’IA des soldats juste pour le trailer afin qu’ils se placent et réagissent exactement selon le bon vouloir de Kojima. Chose étonnante, Raiden n’apparaît pas dans la vidéo. Il en sera ainsi pendant toute la promotion du jeu pour garder la surprise chez les joueurs qui découvriront au bout de quelques heures, que Solid Snake n’est finalement pas jouable très longtemps…

Durée du trailer, 9 minutes. Du jamais-vu, ce qui n’est pas sans poser de problème à Ken Ogasawara, en charge de la localisation américaine « Nous avons dit à Kojima, non mais attendez deux minutes, notre conférence va durer 30 minutes, et vous voulez que votre jeu prenne un tiers de celle-ci ? ». En réalité, la direction de Konami aux États-Unis a peur que le jeu éclipse les autres produits de l’année 2000-2001, qui de ce fait devront être expédié dans les 21 minutes restantes. Et puis une grosse appréhension surgie. Kojima est affolé par la concurrence puisque personne ne sait encore à quoi vont ressembler les nouveaux Final Fantasy, Resident Evil, ou Tomb Raider. Pire, le créateur a peur que le public ne comprenne pas la direction choisie pour le jeu. Pendant ce temps aux États-Unis, Harry Gregson Williams passe des heures entières à noircir ses partitions pour que le thème principal du jeu soit prêt. Le 11 mai 2000, à l’E3, Kojima rentre dans le studio Universal à Los Angeles devant 150 journalistes excités à l’idée d’en apprendre plus sur la suite des aventures de Solid Snake.

9 minutes plus tard, le monde du jeu-vidéo vient de changer à jamais.

Une toute petite partie de la foule, qui religieusement regardait le trailer de l’E3 2000 toutes les heures.

La plus grande gifle de tous les E3

Solid Snake est là, sous une pluie battante, le tout est d’une beauté insolente et tourne en temps réel, un exploit hors-norme. Une ronde de garde passe, Snake laisse échapper un souffle de soulagement. Les ennemis affluent en nombre. Olga Gurlukovich, une des nombreuses antagonistes de l’histoire entame un combat contre Snake. Il y a déjà des morceaux de cinématiques çà et là qui figureront bien dans le jeu final. La musique d’Harry Gregson-Williams prend d’assaut le studio Universal. À l’écran s’affiche le titre du jeu « Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty ».

Kojima a donc pris la décision plus rationnelle de ne pas le chiffrer en numéro III. Les journalistes sont bouche-bée, les yeux écarquillés, l’hystérie est collective. En quelques minutes, la nouvelle enfle, MGS 2 est présent à l’E3 2000. Pour comprendre l’impact de la chose, Konami a prévu un immense stand pour le jeu, où toutes les heures, le trailer de 9 minutes est joué sur les moniteurs. Littéralement, le temps s’arrête dans les allées du salon. Tous les regards se tourne vers la vidéo, pas un bruit ne se fait entendre. Pourquoi une tels réaction de la part du public ? Même Kojima ne le sait et se contente d’expliquer que « De nombreux journalistes et de développeurs trouvent que Metal Gear Solid 2 est techniquement bien plus abouti que ce qui existe actuellement, mais je préfère dire qu’il est différent. Dans Metal Gear Solid 2, au contraire, les décors ainsi que les personnages sont constitués de polygones assez simples ce qui nous permet de garder de la puissance pour inclure des effets encore inédits comme l’humidité, le motion blur ou un portage d’ombre très précis ».

Fin du salon américain, Hideo Kojima rentre chez lui à Tokyo. Il retrouve sa femme et s’empresse de lui raconter la vague d’enthousiasme qui a déferlé à la présentation de son jeu. Elle lui répond « Ah ? Vraiment ? C’est très bien » et…c’est tout. Peut-être que madame Kojima sait qu’il ne faut pas que l’enthousiasme déborde son mari et qu’avec une attitude plus raisonnable, ce dernier gardera la tête froide et mènera ses équipes tambour battant.

Moins d’un an et demi après l’E3 2000, Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty dont le coût de développement s’élève à 10 millions de dollars, sera disponible dans le monde entier et se vendra à plus de 6 millions d’exemplaires.


Dix-huit ans après

« Dans une suite, vous devez répondre aux attentes, mais faire aussi en sorte d’aller contre le public et le tromper. C’est mon Metal Gear et je peux le détruire si je veux ». Kojima se doutait-il que Metal Gear Solid 2aller diviser le public ? Si la presse l’a encensé de part et d’autre dans le monde et qu’une majorité de fans ont aimé cet épisode, c’est aussi celui qui a essuyé le plus de critiques de la part du public. Les journalistes de l’époque ont-ils un peu trop rapidement glorifié le jeu à l’E3 2000 sans se douter d’une possible déception à l’arrivée ? Probablement oui.

Dans les faits, personne ne retrouve à dire sur les graphismes sublimes, la musique somptueuse, la mise en scène incroyable et les trois premières heures en compagnie de Solid Snake qui tutoie l’excellence vidéoludique. Mais les choses se gâtent dès le deuxième chapitre avec en ligne de mire, Raiden. Imposé aux joueurs par un Kojima un peu trop sûr de lui, se retrouver dans la peau d’un bleu, complètement perdu dans un univers qu’il ne semble pas comprendre a de quoi déboussoler. Le fait que Raiden semble subir les événements du jeu plutôt que de les affronter de front comme le ferait Solid Snake, conforte dans l’idée que le blondinet n’a pas les épaules assez larges pour endosser le rôle de personnage principal. Dès l’introduction de Raiden, Hideo Kojima s’amuse à troubler le joueur, le déranger, le mettre dans une position de faiblesse pour finalement le faire ressortir de Metal Gear Solid 2 : Sons of Libertyavec plus de doutes que de certitudes.

Que raconte le jeu finalement ? Une histoire de trahison ? Un simulacre de jeu d’échec grandeur nature ? Une suite ayant pour thème la difficulté de faire une suite ? Beaucoup trop de questions qui auront laissé bons nombre de joueurs sur le carreau. Même la dernière scène entre Snake et Raiden qui aurait dû répondre à des interrogations laisse place à un profond doute sur les capacités de Kojima à savoir où il veut vraiment en venir. Si l’idée de base du jeu était somme toute très claire, il y a comme l’impression que pendant le développement « quelque chose » s’est perdu en route. Comme si Kojima était le seul à se comprendre, oubliant au passage d’embarquer le joueur avec lui, le laissant spectateur d’un capharnaüm qui semble pourtant incroyablement cohérent.

Dix-huit ans après, il reste pourtant cette nostalgie de l’attente insoutenable entre la présentation du jeu à l’E3 et sa sortie en 2002 en Europe. D’une époque ou Internet n’était pas omniprésent, ou il fallait attendre chaque mois pour que les revues spécialisées jeux-vidéo sortent et espérer une hypothétique news sur le futur hit de Kojima. Puis celui de la découverte, du bonheur pour les uns et de la désillusion pour d’autres.


Avec l’aimable accord de l’auteur, Alexandre Serel

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